Les mains plongées dans la froideur translucide du cours d'eau, Thiriswarth regarda les gouttes de sang quitter sa peau pour aller se mêler au mouvement aquatique. Sans les retirer, elle les rassembla pour les frotter doucement l'une contre l'autre et en faire partir les dernières tâches rouges qui y avaient séché depuis quelques minutes déjà. Puis ses doigts allèrent à sa besace dont elle tira une petite bande de tissu blanche comme neige, immaculée, qu'elle s'empressa d'humidifier aussi avant d'en entourer sa cuisse blessée. Les chants médicinaux elfiques avaient maintes fois fait leurs preuves, mais rien n'était tel pour préserver son ego que de passer ses entailles sous silence et de tenter un traitement par soi-même.

Elle retint une grimace. La douleur était vive, et semblait percer sa chair de mille aiguillons aiguisés de part en part, mais il n'était pas question de tressaillir, ni même de laisser paraître la moindre once de faiblesse. Elle avait beau se savoir entièrement seule, sa fierté n'y faillirait pas. L'elfe inspira un grand coup, puis accorda toute son attention à l'eau, qui, véloce, ondulait et dansait le long du cours de son existence déjà tout tracé entre deux tertres interminables de terre meuble. Elle resserra le bandage d'un geste sec. En moins de temps qu'il ne lui en avait fallu pour atteindre son paroxysme, la souffrance s'étrangla, et ne vint se transformer qu'en sensation vaguement désagréable et diffuse, le long du morceau de lin désormais rougissant. Thiriswarth souffla. Ses bras relâchés le long de son corps, elle se laissa doucement tomber de côté et fixa la lisière de la forêt d'Aldacoa un moment. La lune s'était levée sur les terres elfiques. Elle était ronde et parfaite, et se plaisait à renvoyer son image dans la clarté de l'eau cristalline qui, sur son passage, avait entrainé quelques mèches de cheveux éparses de l'elfe.

"Loin derrière les collines,
La lune brille sur ta peau
Aux parfums d'amarantine
Et se reflète le long de l'eau.
Viens avec moi,
Viens avec moi.
Qu'on puisse montrer à ce feu
Comment brûler dans nos yeux."

De sa voix basse et son souffle à moitié coupé, Thiriswarth laissa finalement les notes s'éteindre. Habituée à ces paroles comme si elles avaient, depuis toujours, davantage coulé en elle que son propre sang, elle ne les avait pourtant plus entendues d'une autre bouche que la sienne depuis une cinquantaine d'années maintenant. Et pour cause, celles-ci lui semblaient d'une si lointaine réminiscence que c'était à peine si elle parvenait à les joindre au vague souvenir qu'il lui restait de la voix de sa sœur. Mais en dépit du temps passé, l'effet de la comptine, lui, demeurait intact. Il n'était plus question pour elle depuis longtemps de s'accrocher aux bribes de mémoire qui lui restaient de son enfance, et l'elfe ne s'était attelée -voire obstinée-, durant les années passées, qu'à sa tâche de garde et son devoir de protection envers le Roi ; mais malgré tous les efforts déployés afin d'en montrer le contraire, son esprit n'était pas imperméable à tout ressenti.

Tout était calme. La forêt, Thiriswarth, la douleur. Quelques minutes avaient suffi à la blessure pour ne laisser qu'une simple impression de chaleur lancinante sur ses bords. L'elfe planta l'extrémité de son arc dans la terre humide, et, y appuyant son poids, se releva de toute sa hauteur. A son habitude, elle se tenait droite, hautaine et implacable, et son visage impassible s'était refermé. Son escapade nocturne quotidienne à l'entrée de la forêt d'Aldacoa arrivait à son terme, et il allait lui falloir regagner la Cité, puis le Manoir. Elle replaça son arc à son dos, puis jeta un nouveau coup d'œil au bandage qui étranglait sa cuisse. La faute était impardonnable. L'expertise exigée au sein de la garde elfique ne permettait aucunement la moindre erreur d'inattention ; et pourtant, son zèle avait, cette fois, eu raison d'elle, permettant à son adversaire de lui porter un coup qui, en temps normal, ne serait pas même parvenu à l'effleurer.

"Sombre abrutie", pensa-t-elle, "depuis quand tes partenaires parviennent-ils à te planter une dague dans la jambe en plein entraînement ?".

L'elfe roula des épaules, puis, d'un mouvement de tête, renvoya sa longue chevelure aux quelques mèches humides en arrière de son épaule. L'envie de traverser une proie de sa flèche ne lui manquait pas, mais elle se défoulerait plutôt lors des prochains exercices de combat avec ses semblables : la chasse était à laisser au peuple -ou aux lubies ponctuelles du Roi, mais il s'agissait là de bien différentes conditions-. La garde était la garde.

N'ayant pas la moindre idée de ce qui l'attendrait à son retour matinal au palais, Thiriswarth se remit en route. Elle savait l'agitation des récents procès retombée, et ne se préparait ainsi qu'à une simple journée de routine, pendant laquelle défileraient à nouveau membres de la Cour et citoyens venus pour une audience, alors qu'elle, de coutume, se tiendrait immobile et en armure aux abords du Roi.